Alpinisme – Le Mont Blanc par l’arête de Peuterey

Récit d’une folle aventure jusqu’au sommet du Mont Blanc.

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icone montagne

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LE MONT BLANC PAR L’ARÊTE DE PEUTEREY

Cotation : D+ V PIII

Durée : 2 jours depuis le refuge Monzino

Altitude maximum : 4810 mètres

Dénivelé : +3400 mètres

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JOUR 0

APPROCHE.

Dimanche, 15h, je prends la pose sur la terrasse du refuge Torino après trois jours de stage d’alpinisme. Mes compagnons de cordée arborent un large sourire, heureux de pouvoir partager une bonne bière dans la vallée pour fêter la fin du séjour. Attablé dans un bar du val Veny, je délaisse la bière pour une menthe à l’eau. J’ai du mal à me détendre et la perspective de la course qui nous attend avec Benoit mon guide ne fait que renforcer cette tension. J’ai beau me dire que je suis prêt, que je ne serai surement jamais aussi prêt, le doute est là, persistant.

Le pot et les accolades sont de courte durée, il faut faire les sacs, rapidement, ne rien oublier mais surtout ne rien prendre de superflu. Chaque gramme gagné est un pas de plus vers le sommet. Je bourre, débourre, bourre à nouveau, en craignant que les coutures de mon vieux sac Black D craquent définitivement.  Ben de son côté passe en mode ultra light, il montera en caleçon jusqu’au refuge. Adieu le style.

« Chaque gramme gagné est un pas de plus vers le sommet »

Les copains nous déposent au plus près du sentier qui monte en direction du refuge Monzino. Le panneau indique 2h30. Avec un peu de chance nous arriverons à l’heure pour le dîner. On attaque ! Le sentier monte progressivement, le poids du sac me semble indécent. J’ai hâte, de boire, de manger, de mettre tout mon matériel sur le baudrier, de sortir les crampons, les piolets pour alléger ce sac qui rend chaque pas difficile et qui me déstabilise par moment.

Je comprends vite que si je ne calcule pas le moindre effort et ne m’économise pas pendant ces trois jours, je ne terminerai pas. Je switche alors en mode « basse conso », cherchant la meilleure prise, la meilleure trajectoire, le meilleur rythme et évitant le moindre faux pas qui viendrait brûler quelques calories bien trop précieux. 

« Je switche alors en mode basse conso »

Le rythme est rapide même quand le sentier disparaît pour se transformer en une via ferrata. Les quelques promeneurs/grimpeurs que nous croisons nous envoient un « tchao » l’air intrigué, rapport au style de Ben. Les mètres défilent et une dernière section plus grimpante nous permet de déboucher sur le plateau ou trône le grand refuge italien de Monzino. Le panneau indiquait 2h30, nous avons mis 1h45. 

Mauro le gardien, nous accueille avec une succession de plats qui font autant de bien au corps qu’au moral. Il n’y a pas foule ce soir et seules quelques cordées partagent le réfectoire avec nous. Aidés par le dessous de table illustré d’une photo du versant italien du Mont Blanc, nous repassons en revue les étapes clés de la course. Dans ma tête je fragmente les journées en petites étapes pour canaliser ma concentration. D’abord passer le col de l’Innominata, ensuite franchir le glacier du Freney, puis remonter les vires Schneider… Mais déjà dormir ! 

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JOUR 1

REFUGE MONZINO – COL DE PEUTEREY.

Le réfectoire est sombre et désert quand nous nous attablons à 2h du matin pour avaler quelques tranches de pain et un peu de thé. Les autres cordées grappillent encore un peu sommeil. Par habitude nous nous levons souvent plus tôt que les autres, pas pour prendre le temps mais plutôt pour avoir le temps, si jamais les choses ne se passaient pas comme prévu. Nous échangeons quelques mots mais je sens bien que nos pensées sont ailleurs, perchées sur la grande arête dont la silhouette se distingue à peine dans la nuit. Brossage de dents et vite dehors. Il est 2h47 précise ! 

Les premiers pas sont un peu lourds avec un sac qui dépasse largement les 10 kilos… J’enclenche le mode basse conso. Un petit sentier nous permet de chauffer la machine et à la cordée de prendre le rythme. Le reste d’un glacier nous oblige à chausser les crampons avant de rejoindre une section plus grimpante qui nous emmène sous les premières lueurs du jour jusqu’au col de l’Innominata. Il y a encore quelques minutes, notre monde se limitait aux halos de nos frontales. Maintenant il s’étale à des kilomètres à la ronde et dévoile toute la majesté de l’arête de Peuterey. Le temps d’installer le premier rappel et nous voilà rejoints par trois autres alpinistes qui nous gratifient de quelques pierres au passage. PIERRRRRRE !!! BENOIT CA VA ? Réponse positive de l’intéressé, première frayeur de la journée. Allez, vite on enchaîne les rappels et on se barre de ce couloir.   

« On serpente dans ce dédale avec notre corde orange fluo comme fil d’Ariane »

Il est 5h30 quand nous prenons pied sur le glacier du Freney. Les crevasses sont énormes, béantes mais paradoxalement elles me rassurent. Au moins on sait où elles sont (à priori) ! On serpente dans ce dédale avec notre corde orange fluo comme fil d’Ariane et on joue des piolets pour rejoindre l’autre côté de la langue de glace tourmentée. Encore une heure et une étape de passée.

Les crampons et les piolets sur le sac, nous attaquons les vires Schneider, successions de petites vires ascendantes qui nous permettent d’atteindre un petit couloir raide en neige/glace d’une cinquantaine de mètres. Il ne faut qu’une vingtaine de mètres à mes mollets pour entrer en fusion. Le mode « basse conso » ne suffit plus, j’ai beau m’économiser et maximiser au mieux les empreintes de crampons que me laisse Ben, rien n’y fait je dois m’arrêter tous les dix mètres. Heureusement le couloir est court et c’est avec soulagement que je retrouve le rocher. Nous cheminons maintenant sur le fil de l’arête de Peuterey. Encore une étape de passée. 

Derrière nous se dressent les pointes acérées des Dames Anglaises et l’imposante Aiguille Noire de Peuterey. Avec les nuages qui enveloppent les sommets, l’ambiance est magique. De longueurs en longueurs, nous basculons sur le versant Brenva pour contourner la Pointe Gugliermina avant de remonter à nouveau sur l’arête menant au sommet de l’Aiguille Blanche de Peuterey. Quelques cordées réalisant l’intégrale cheminent maintenant avec nous.

Ben avance devant, à bonne distance sur le fil de l’arête. Je suis derrière jusqu’à arriver au pied d’une section de désescalade de quelques mètres qui ne m’inspire pas grand chose. Je m’engage, j’entame la descente. Mauvais moment ! Je souffle un peu et rejoins Ben qui s’engage aussitôt dans une traversée très aérienne pour contourner un grand gendarme. Cette section m’inspire encore moins que la précédente. De nouveau je m’engage mais la dernière difficulté a laissé des traces et je sens que mon mental vacille. Je m’énerve, j’en veux à Ben, je hausse le ton. Bref j’ai peur ! Ben trouve les mots, me guide, je bataille intérieurement pour avancer en tentant de ne plus penser au vide béant qui m’attend si mon pied gauche vient à zipper. « Mentalement, t’es en train de lâcher un petit peu » me lance Ben. « Je te rassure je suis toujours dedans » répondis-je pour le rassurer. Je me suis fait peur certes mais le physique répond même avec l’altitude et l’envie de sortir par le haut est plus présente que jamais. Je me remobilise rapidement en me focalisant sur la prochaine étape : la traversée de la Blanche de Peuterey.  

« Je m’énerve, j’en veux à Ben, je hausse le ton. Bref j’ai peur ! »

Il est 12h30 passé quand nous prenons nos piolets en main pour démarrer la traversée de cette arête si esthétique. La trace est bonne, la pente raide, la concentration maximale, la possibilité de chute inexistante. Quelques cordées nous suivent dans ce long cheminement jusqu’à une petite plateforme rocheuse qui indique le début des rappels. Dernière étape et certainement la plus facile de tout ce périple me dis-je intérieurement. Plus bas une grande étendue de neige immaculée indique le col de Peuterey et la fin de cette première journée. En descendant les premiers rappels mon regard s’attarde sur la face du Grand Pilier d’Angle, première difficulté du lendemain. Elle me semble verticale, exposée, infranchissable. Ça y est je cogite. A peine arrivé au petit trou de neige ovale qui sera notre maison pour la nuit, je continue à observer la face. Vue d’ici, elle semble moins hostile, moins raide. Je distingue des petites vires, un semblant d’itinéraire. « Deux bonnes heures d’efforts, mais ça va le faire sans soucis », me dit Ben pour me rassurer tout en mettant en route le réchaud pour faire fondre de la neige. 

Je chasse de mes pensées la journée du lendemain, je ne veux même pas penser au sommet dont je rêve depuis plusieurs années. Il est bien trop tôt pour ça. Une étape après l’autre. Et là, maintenant, il est temps d’annexer ce trou et de le rendre le moins inconfortable possible. Nous nous mettons au travail, terrassons, nivelons, construisons des murs, ce qui ne manque pas de nous réchauffer un peu. Il n’est même pas 17 heures mais à 3930 mètres le froid est déjà vif. Le réchaud tourne à plein régime pour nous procurer de l’eau pour le lendemain, faire chauffer une soupe revigorante et reconstituer nos plats lyophilisés qui étrangement ne ressemblent pas beaucoup à la photo sur le packaging. A côté de nous, quelques cordées s’installent pour bivouaquer. Ça creuse et ça échange sur la journée qui vient de se terminer et sur celle qui arrive. 

« Je ne veux même pas penser au sommet … Il est bien trop tôt pour ça »

Il caille ! Je viens d’enfiler ma grosse doudoune par dessus deux autres. C’était ma dernière cartouche pour lutter contre le froid et pourtant je grelotte toujours. Ben me tend une petite tasse de thé bouillante. Instant fugace de bonheur quand je sens la chaleur parcourir mon corps transi. Brossage de dents, pipi dehors et au lit. Je frictionne un moment mes doigts de pied que je ne sens plus avant de les glisser dans mes gros gants pour les protéger pendant la nuit. Je ferme les yeux, relâche mon corps fatigué de la journée mais le sommeil ne vient pas. Il n’est que 18h30 et quelques flocons tombent en ordre dispersé en recouvrant peu à peu nos duvets…. La nuit va être longue ! 

Le sommeil m’emporte finalement. Je me réveille, regarde ma montre : 23h50. Un silence total règne tout autour du bivouac. Je sors timidement la tête du duvet pour voir si il neige toujours et constate avec bonheur que le ciel est totalement dégagé, laissant apercevoir la voie lactée. Un spectacle magique. Impossible de me rendormir, la cordée du sommeil est passée et il ne me reste plus qu’à patienter trois heures en frissonnant dans mon duvet (et en espérant ne pas avoir envie de pisser)… 

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JOUR 2

COL DE PEUTEREY – MONT BLANC – AIGUILLE DU MIDI.

2h45, j’ai rarement été aussi content d’entendre le bip rébarbatif de ma montre en montagne. Je secoue le givre de mon duvet avant de m’extraire de notre bunker de neige. Je bataille quelques minutes pour enfiler et serrer mes chaussures gelées. Le réchaud ronronne déjà pour le thé. Nos compagnons de bivouac sortent eux aussi de leur léthargie et une question est sur toutes les lèvres : « pas eu trop froid cette nuit ? » On mange un bout tout en faisant les sacs qui semblent avoir atteint un poids acceptable. Ben me tend le bout de corde qui nous lie depuis la veille, c’est (re)parti. 

Ce qu’il y a de bien avec les ascensions de nuit c’est que l’on ne voit pas à plus de dix mètres. Impossible alors de se rendre compte de la raideur de la pente ou des centaines de mètres qu’il reste à gravir. Dans l’obscurité, on déroule, longueurs après longueurs sans trop se poser de questions en alternant entre sections d’escalade et parties en neige/glace. On dépasse rapidement les 4000 mètres. Le physique suit, la tête aussi, « andiamo » comme on dit dans la langue locale. Le soleil se lève quand nous sortons du Grand Pilier d’Angle et laisse apparaître le Mont Blanc de Courmayeur, prochaine étape de mon déroulé mental. Il semble proche mais je réalise vite en voyant les autres alpinistes avancer à pas de fourmis sur l’arête, que le chemin sera long avant de fouler le sommet italien.    

« Ce qu’il y a de bien avec les ascensions de nuit c’est que l’on ne voit pas à plus de dix mètres »

L’altitude fait son oeuvre, mon souffle est court, mes muscles douloureux, mes pas de plus en plus lourds. Je m’économise au maximum sur les parties faciles pour garder les quelques forces qui me restent pour ne pas trop souffrir dans les parties en glace. Par chance la trace est bonne tout comme notre rythme d’ascension. Le sommet se rapproche, il est là, à quelques mètres mais je n’ose le regarder, je garde les yeux fixés sur la trace pour optimiser le moindre centimètre de la prochaine marche de neige. La pente s’accentue et je constate avec bonheur qu’il ne me reste plus que la petite corniche de neige à franchir pour atteindre le Mont Blanc de Courmayeur. Ben m’accueille là-haut tout sourire. Encore une étape de passée !

Le vent vient balayer mes espoirs d’une petite pause au sommet et nous décidons de poursuivre en direction du Mont Blanc pour chercher un endroit abrité. La pause est salutaire, une dizaine de minutes pour recharger les batteries et faire le plein de calories avant le « final push » vers le Mont Blanc. Quelques minutes de randonnée glaciaire nous permettent de rejoindre la bosse neigeuse si chère aux alpinistes, qu’ils soient novices ou expérimentés. Ça y est ! Il est un peu plus de 9 heures et nous voici au sommet du Mont Blanc, à 4810 mètres. On se félicite, on prend LA photo et on partage ce moment avec les quelques alpinistes au sommet avec nous. Je suis content c’est indéniable mais bien trop concentré sur le chemin qui nous reste à faire pour me laisser aller à une effusion de joie. Le Mont Blanc n’est pour l’instant qu’une étape dans mon long déroulé mental et le plus dur s’annonce : la descente.

« Il est un peu plus de 9 heures et nous voici au sommet du Mont Blanc, à 4810 mètres »

Dès les premiers pas je sens que quelque chose vient de changer. J’ai du mal à avancer, je cramponne moins bien, je trébuche, je me sens irritable, au bord de la rupture. J’ai beau me répéter que rien n’est terminé tant que nous ne sommes pas dans la benne du téléphérique, j’ai la sensation que ma volonté est en train de fondre comme les glaciers des Alpes. Ben n’est pas dupe et se rend vite compte de mon état. On lève un peu le pied, on est dans l’horaire, rien ne presse. Je me remobilise peu à peu, conscient que le passage délicat du Mont Maudit ne laissera pas de place à un quelconque faux pas.

Je me sens mieux quand nous arrivons au col du Mont Maudit. La voie habituelle ne passe pas cette année, barrée par un énorme sérac sous lequel il ne vaut mieux pas s’aventurer. Cet obstacle naturel nous oblige à effectuer une longue traversée horizontale sous l’arête Kuffner. Progresser en suivant la fine trace dans la pente raide me demande une concentration maximale. J’apprendrai plus tard que deux alpinistes ce sont tués le même jour à cet endroit… Ici ce ne sont plus les mollets qui brûlent mais les épaules à force d’ancrer le piolet dans la neige. De longues minutes passent, cette section me semble interminable. Le sérac contourné, nous pouvons enchaîner plusieurs rappels sur abalakov afin de rejoindre le col Maudit. La dernière difficulté de la journée est maintenant derrière nous. Ne reste plus que deux étapes avant de pouvoir relâcher la pression.

« J’apprendrai plus tard que deux alpinistes ce sont tués le même jour à cet endroit… »

Assis sur nos sacs, nous devisons gentiment avec Ben tout en dévorant les derniers restes de nos vivres. Ayant fait le même trajet l’année dernière en descendant de l’arête Kuffner, nous savons tous les deux que nous touchons au but. Un petit moment de détente ne se refuse pas après ce que nous venons d’affronter.

On se remet en route sous un soleil de plomb. La descente du Mont Blanc du Tacul est vite avalée et après une dernière pause, nous rejoignons la longue procession des cordées qui convergent en direction de l’arête de l’Aiguille du Midi. Cette dernière montée n’est que souffrance. Mon mental, mon physique, tout chez moi est en train de craquer irrémédiablement. Ben fait le décompte des mètres qui nous séparent du portail métallique et je repense à mon parcours d’alpiniste, à mes premiers pas approximatifs sur cette même arête plusieurs années plus tôt, à tous ces sommets, à ces moments de doutes, de souffrance, de bonheur. A toutes ces heures, encordé avec Ben, guide, compagnon de cordée, mais surtout ami, sans qui rien de tout cela n’aurait été possible.

Il est 14h30, le portail se referme derrière nous, on se congratule, on se prend dans les bras, la joie se lit sur les visages mais la fatigue aussi. La dernière étape vient de s’achever, un rêve vient de se réaliser ! 

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Textes, vidéos et photos (c) Benoit Malot